J’étais en CE2, j’avais donc huit ou neuf ans quand j’ai découvert La Bruyère grâce à mon institutrice de l’époque en 1961/62 : Madame Galetti. J’ai, avec elle, découvert Victor Hugo, Joachim du Bellay, Ronsard et je n’ai pas oublié les poésies qu’elle m’avait données à apprendre. J’ai eu plus de difficulté avec un texte en prose qui m’a marquée : Giton. Un portrait de La Bruyère, portrait que je n’ai pas oublié non plus.
Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’oeil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance ; il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu’il lui dit. /…/ Il est enjoué, … impatient, présomptueux, …, politique, mystérieux sur les affaires du temps ; il se croit du talent et de l’esprit. Il est riche.
Plus tard, j’ai découvert les autres portraits de La Bruyère dont Onuphre l’hypocrite que je vais vous dévoiler. Vous en connaissez de ces Tartuffe prêts à tout pour toujours plus d’avantages et d’argent, quelle que doit l’époque, on les repère sauf aveuglement volontaire.
Lecture longue d’un texte classique et désuet :
Onuphre n’a pour tout lit qu’une housse de serge grise, mais il couche sur le coton et sur le duvet ; de même il est habillé simplement, mais commodément, je veux dire d’une étoffe fort légère en été, et d’une autre fort moelleuse pendant l’hiver, il porte des chemises très déliées qu’il a un très grand soin de bien cacher. Il ne dit point ma haire et ma discipline ; au contraire : il passerait pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un homme dévot ; il est vrai qu’il fait en sorte que l’on croit, sans qu’il le dise, qu’il porte une haire et qu’il se donne la discipline. Il y a quelques livres répandus dans sa chambre indifféremment, ouvrez-les : c’est le Combat spirituel, le Chrétien intérieur, et l’Année sainte ; d’autres livres sont sous la clef. S’il marche par la ville et qu’il découvre de loin un homme devant qui il est nécessaire qu’il soit dévot, les yeux baissés, la démarche lente et modeste, l’air recueilli lui sont familiers, il joue son rôle. S’il entre dans l’église, il observe d’abord de qui il peut être vu, et selon la découverte qu’il vient de faire il se met à genoux et prie, ou il ne songe ni à se mettre à genoux ni à prier. Arrive-t-il vers lui un homme de bien et d’autorité qui le verra et qui peut l’entendre, non seulement il prie, mais il médite, il pousse des élans et des soupirs ; si l’homme de bien se retire, celui-ci qui le voit partir s’apaise et ne souffle pas. Il entre une autre fois dans un lieu saint, perce la foule, choisit un endroit pour se recueillir, et où tout le monde voit qu’il s’humilie ; s’il entend des courtisans qui parlent, qui rient, et qui sont à la chapelle avec moins de silence que dans l’antichambre, il fait plus de bruit qu’eux pour les faire taire, il reprend sa méditation, qui est toujours la comparaison qu’il fait de ces personnes avec lui-même, et où il trouve son compte. Il évite une église déserte et solitaire, où il pourrait entendre deux messes de suite, le sermon, vêpres et complies, tout cela entre Dieu et lui, et sans que personne lui en sût gré ; il aime la paroisse, il fréquente les temples où se fait un grand concours, on n’y manque point son coup, on y est vu. Il choisit deux ou trois jours dans toute l’année, où à propos de rien il jeûne ou fait abstinence ; mais à la fin de l’hiver il tousse, il a une mauvaise poitrine, il a des vapeurs, il a eu la fièvre : il se fait prier, presser, quereller pour rompre le carême dès son commencement, et il en vient là par complaisance. Si Onuphre est nommé arbitre dans une querelle de parents ou dans un procès de famille, il est pour les plus forts, je veux dire pour les plus riches, et il ne se persuade point que celui ou celle qui a beaucoup de bien puisse avoir tort. S’il se trouve bien d’un homme opulent, à qui il a su imposer, dont il est le parasite, et dont il peut tirer de grands secours, il ne cajole point sa femme, il ne lui fait du moins ni avance ni déclaration : il s’enfuira, il lui laissera son manteau, s’il n’est aussi sûr d’elle que de lui-même. Il est encore plus éloigné d’employer pour la flatter et pour la séduire le jargon de la dévotion ; ce n’est point par habitude qu’il le parle, mais avec dessein, et selon qu’il lui est utile, et jamais quand il ne servirait qu’à le rendre très ridicule. Il sait où se trouvent des femmes plus sociables et plus dociles que celle de son ami, il ne les abandonne pas pour longtemps, quand ce ne serait que pour faire dire de soi dans le public qu’il fait des retraites ; qui en effet pourrait en douter, quand on le revoit paraître avec un visage exténué et d’un homme qui ne se ménage point ? Les femmes d’ailleurs qui fleurissent et qui prospèrent à l’ombre de la dévotion lui conviennent, seulement avec cette petite différence qu’il néglige celles qui ont vieilli, et qu’il cultive les jeunes, et entre celles-ci les plus belles et les mieux faites, c’est son attrait : elles vont, et il va ; elles reviennent, et il revient ; elles demeurent, et il demeure ; c’est en tous lieux et à toutes les heures qu’il a la consolation de les voir ; qui pourrait n’en être pas édifié ? elles sont dévotes, et il est dévot. Il n’oublie pas de tirer avantage de l’aveuglement de son ami et de la prévention où il l’a jeté en sa faveur ; tantôt il lui emprunte de l’argent, tantôt il fait si bien que cet ami lui en offre ; il se fait reprocher de n’avoir pas recours à ses amis dans ses besoins ; quelquefois il ne veut pas recevoir une obole sans donner un billet, qu’il est bien sûr de ne jamais retirer ; il dit une autre fois et d’une certaine manière, que rien ne lui manque, et c’est lorsqu’il ne lui faut qu’une petite somme ; il vante quelque autre fois publiquement la générosité de cet homme pour le piquer d’honneur et le conduire à lui faire une grande largesse ; il ne pense point à profiter de toute sa succession, ni à s’attirer une donation générale de tous ses biens, s’il s’agit surtout de les enlever à un fils, le légitime héritier ; un homme dévot n’est ni avare, ni violent, ni injuste, ni même intéressé ; Onuphre n’est pas un dévot, mais il veut être cru tel, et par une parfaite, quoique fausse imitation de la piété, ménager sourdement ses intérêts : aussi ne se joue-t-il pas à la ligne directe, et il ne s’insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir ; il y a là des droits trop forts et trop inviolables, on ne les traverse point sans faire de l’éclat, et il l’appréhende ; sans qu’une pareille entreprise vienne aux oreilles du Prince, à qui il dérobe sa marche par la crainte qu’il a d’être découvert et de paraître ce qu’il est. Il en veut à la ligne collatérale, on l’attaque plus impunément, il est la terreur des cousins et des cousines, du neveu et de la nièce, le flatteur et l’ami déclaré de tous les oncles qui ont fait fortune ; il se donne pour l’héritier légitime de tout vieillard qui meurt riche et sans enfants, et il faut que celui-ci le déshérite, s’il veut que ses parents recueillent sa succession ; si Onuphre ne trouve pas jour à les en frustrer à fond, il leur en ôte du moins une bonne partie ; une petite calomnie, moins que cela, une légère médisance lui suffit pour ce pieux dessein, et c’est le talent qu’il possède à un plus haut degré de perfection ; il se fait même souvent un point de conduite de ne le pas laisser inutile ; il y a des gens, selon lui, qu’on est obligé en conscience de décrier, et ces gens sont ceux qu’il n’aime point, à qui il veut nuire et dont il désire la dépouille ; il vient à ses fins sans se donner même la peine d’ouvrir la bouche ; on lui parle d’Eudoxe, il sourit, ou il soupire ; on l’interroge, on insiste, il ne répond rien ; et il a raison, il en a assez dit.
Bravo si vous avez lu ! Il en faut du courage pour arriver au bout d’un projet et surtout retenez qu” il faut plus de courage pour être heureux que pour être malheureux.
et bien dis moi, ne serais tu pas hypermnésique ?
En tous cas, grâce à toi je sais ce qu’ est une haire, et j’ ai vu qu’en plus d’être d’origine égyptienne, Onuphre fùt aussi un anachorète célèbre !
Tout un art l’ hypocrisie à ce niveau, mis il faut ça si on veut vivre aux dépends de ceux qui écoutent